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Première rencontre avec Bernard Stiegler.

L’archive son

Suite à la lecture de La misère symbolique Tome 1 « L’ère hyper industrielle » (Editions Galilée), signé par le philosophe Bernard Stiegler, nous sommes allés rencontrer cet homme posé au charisme doux et impressionnant. En haut de l’immeuble de l’Ircam dont il est actuellement responsable, il répond à nos questions :

Que vous évoque le capitalisme aujourd’hui:

Je me suis aperçu d’une chose extrêmement frappante. C’est-à-dire que le capitalisme au XXe siècle, c’est avant tout la tentative de conquérir la libido du consommateur, son corps, son désir, son affect, sa sensibilité…et de contrôler l’individu par là et de le soumettre avec ce qu’on appelait avec La Boétie, une servitude volontaire, alors qu’au XIXème siècle, le problème du capitalisme, c’est de faire des gains de productivité, c’est-à-dire d’augmenter la productivité des salariés et donc de transformer les ouvriers en prolétaires. Au XXe siècle, c’est plus ça, il s’agit de transformer les modes d’existences en mode de subsistance. C’est-à-dire que les gens ont des existences. Avoir une existence c’est avoir des savoirs faire en propre, pas simplement en tant que producteur, également en tant que consommateur, c’est-à-dire avoir des modes de vie originaux, etc.… À un moment pour le grand capital qui a besoin de s’internationaliser et de se mondialiser, il faut détruire les savoirs faire locaux, il faut détruire les comportements individuels et singuliers pour pouvoir massifier, hyper massifier les comportements et ça c’est extrêmement grave, parce que c’est une destruction de ce que j’appelle les modes d’existences au sens philosophique du mot existence par distinguo des modes de subsistance au sens où l’homme ne se contente pas de subsister, il ne suffit pas de bouffer pour l’homme, c’est pas une vache quoi !

Il a besoin de quoi ?

Il a besoin d’autre chose, il a besoin d’exister, c’est à dire de narcissiser, de désirer, d’être inscrit dans ce que j’appelle un circuit du désir qui est aussi un circuit symbolique, donc un circuit esthétique. Et le capitalisme aujourd’hui, avec les technologies de contrôle, numériques en particulier mais pas seulement, qui rendent possible ce que Deleuze appelait les sociétés de contrôle, est en train de liquider les modes d’existence. Et ces sociétés de contrôle, elles ont pour effet fondamentalement de faire tomber totalement la singularité. Perte de singularité des producteurs, perte de singularité des consommateurs, perte de singularité des groupes, donc destruction des groupes sociaux, destruction des solidarité sociale etc, etc. Et ça, ça engendre des comportements, complètement à la limite de ce j’appelle le passage à l’acte en tant que suicide. On est dans une société absolument suicidaire.

Est ce que le capitalisme n’est pas rentré dans une caricature de lui-même, et est-ce que ça ne serait pas un signe d’épuisement ?

Si, c’est un signe d’épuisement, mais moi, ça me rassure pas du tout, parce que je dois vous dire, personnellement je ne suis ni pour ni contre le capitalisme. Je vois dans le capitalisme comme Karl Marx d’ailleurs, je ne parle pas des mouvements communistes ou marxistes, je parle de Marx lui-même. Je vois dans le capitalisme un mouvement historique qui est très loin d’être capable d’enchaîner sur autre chose que lui-même contrairement à ce croyait Marx pour le coup. Parce que lui Marx croyait qu’il y avait derrière le capitalisme une possibilité d’enchaînement, bon il s’est trompé, je crois, profondément. Enfin, il s’est trompé, il ne s’est pas trompé, il a vu une partie de la question de la production justement, il a pas du tout vu le problème de la consommation. C’est Ford qui a posé le problème de la consommation, c’est 30, 40 ans après la mort de Marx, et donc il n’a pas vu toute la question du libidinal dans le capital. Le capital, c’est une machine de libido d’un nouveau type que par contre Freud a vu dans « Malaise dans la civilisation » par exemple. Bon, il a bien compris qu’il y avait quelque chose de cet ordre-là, mais Freud l’a vu à travers le développement de la technique, de la technologie industrielle. Quoi qu’il en soit, derrière le processus du capitalisme, aujourd’hui il n’y a rien d’autre qu’un chaos absolu.

Pour aller de l’avant, vous développez un concept : l’individuation. C’est quoi l’individuation ?

C’est le concept d’un philosophe qui s’appelle Simondon. Pour moi le processus d’individuation, c’est un processus qui est constitué par une double tendance, par deux tendances qui jouent l’une contre l’autre. La tendance à l’équilibre, la tendance au déséquilibre. Cette double tendance, c’est à la fois une tendance à l’altération et à l’indentification. Ce qui permet que je m’individue personnellement, c’est-à-dire que je me singularise en individuant le groupe auquel je participe, en singularisant le groupe auquel je participe, c’est la structure de l’idiome si vous voulez. Et ça, mon point de vue c’est qu’il n’existe de communauté humaine vivable, que dans la mesure où un processus de ce type-là se constitue, c’est ce que j’appelle avec Simondon, l’individuation psychique et collective, et qui renvois à un narcissisme du Je et à un narcissisme du Nous. Le narcissisme de mon Je, je prends le mot narcissisme au sens narcissisme primordial tel que Freud le défini et qui est la condition même de l’imago : s’aimer soi à travers l’amour qu’on a des autres et vis vers ça, bref de la socialité, de la socialisation, si on a pas de narcissisme comme ça on est un fou ! C’est quelque chose qui n’oppose pas mais qui compose le Jeu et le Nous. Moi je considère que le capitalisme détruit les possibilités de cette composition et qu’à la composition, il oppose une décomposition. Je pense que la société est rentrée en décomposition.

Et sur quoi repose ce processus alors ?

Je crois qu’il repose toujours sur la composition d’une tendance à la synchronisation, pour pouvoir se parler par exemple, on a besoin de partager une grammaire commune, un vocabulaire commun etc.… Ça c’est une tendance à la synchronisation, on pourrait dire à la communication d’ailleurs. Et en même temps une tendance à la diachronisation, c’est à dire que si quelque chose à vous dire, c’est qu’il faut que vous ne le sachiez pas, si vous le saviez déjà, je n’aurai pas besoin de vous le dire, donc il faut sans cesse agencer le synchronique et le diachronique pour donner de l’idiomatique, pour donner du singulier, pour donner du symbolique, pour donner du plaisir d’être ensemble aussi, et donner de l’avenir. Le capitalisme lui a tendance à hyper synchroniser et à hyper diachroniser. C’est-à-dire qu’il y a des gens qui sont un immense troupeau de gens hyper synchronisés de plus en plus, et il y en a d’autres qui sont hyper diachronisés c’est-à-dire qu’ils sont le laboratoire de recherche et développement du design, de la science etc. . . qui sont les ressources où on vient chercher de nouvelles idées pour produire de l’innovation. Et ça c’est un modèle qui est allé beaucoup trop loin, et qui d’ailleurs appuyé sur le modèle, producteur-consommateur, dont moi je pense que c’est un modèle absolument caduc, qu’il faut complètement le dépasser. Et donc il y a à réinvestir entièrement un projet culturel à travers ces technologies.

Donc il reste de l’espoir ?

Ce qui est très important, c’est d’affirmer des choses, c’est pour ça que je n’aime pas la résistance, mais l’invention. On peut faire des choses, des dispositifs qui ont un sens économique et social. Le combat ici, ce n’est pas foutre en l’air le capitalisme, du tout, c’est nourrir la pensée d’autre chose. L’Europe a vocation à développer un nouveau modèle. Je reprends le terme de Paul Valéry une économie politique de l’esprit et ça, ça passe par une re-visitation complète de tout ce qu’on appelle technologie cognitive, technologie culturelle, technologie de l’esprit, toutes ces choses-là qui sont devenues l’essentiel du développement de l’industrie contemporaine. Car il est possible de produire de la singularité avec les technologies contemporaines. Mais si nous, qui sommes inquiet de ces questions, nous ne nous remuons pas très sérieusement aujourd’hui, pour inventer des modèles nouveaux, pour avoir des capacités de propositions et pas simplement de dénonciation, on va vers une énorme catastrophe…

Propos recueillis par Xavier Faltot et Raphaël Wizenberg

Mécréance et discrédit / Bernard Stiegler.

À paraître en novembre :
Tome 1 * mécréance et discrédit.
La décadence des sociétés industrielles.

En janvier :
De la Misère symbolique * Tome 2
La catastrophe du sensible.

Retrouvez ICI le Transmetaquizz de Bernard Stiegler.

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Xavier Faltot

Xavier Faltot: Media Mutant, brille par ses images expérimentales, mêlant art, technologie, cinéma et poésie. Dès ses débuts avec l’artiste Shu Lea Cheang, il sait capturer et danser avec le réel. Ses œuvres, à la fois provocantes et captivantes, reflètent une compréhension profonde de la globale culture actuelle. Samouraï virtuel multimedia et pionnier français dans l'utilisation des outils offerts par le web, il attend depuis toujours l'arrivée des intelligence artificielles. Aujourd’hui à l’aise avec les machines qui créent en vrai, il joue et fabrique des mondes animés à la carte ou des univers virtuels inconnus. ////// Xavier Faltot: Media Mutant, shines through his experimental images, mixing art, technology, cinema and poetry. From his early work with artist Shu Lea Cheang, he has captured and danced with reality. His works, both provocative and captivating, reflect a deep understanding of today's global culture. A multimedia digital samurai and French pioneer in the use of web tools, he has always awaited the arrival of artificial intelligence. Now at ease with the machines that create the real thing, he plays with and creates bespoke animated worlds or unfamiliar virtual universes.
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