Le Palais de Cristal. À l'intérieur du capitalisme planétaire de Peter Sloterdijk.
Pour l’auteur, l’année 1492 sonne le début de la mondialisation, précédé par l’arrondissement d’une planète jusqu’alors considérée comme plate. Esprit d’entreprise et goût du risque caractérisent ce phénomène qui a pris aujourd’hui une forme essentiellement économique. Dans la phase finale de la globalisation, le système mondial donne à toutes les formes de la vie les traits du capitalisme.
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Le présent essai se consacre à une entreprise dont on ignore s’il faut la qualifier d’intempestive ou d’impossible. Dans la mesure où il récapitule l’histoire de la globalisation terrestre, il se propose de fournir, avec les moyens d’un grand récit d’inspiration philosophique, les contours d’une théorie du temps présent. Que celui auquel cette prétention paraît déconcertante veuille songer qu’il est sans doute provocant de l’énoncer, mais que l’abandonner relèverait du défaitisme intellectuel. Depuis toujours, la pensée philosophique veut dire qui nous sommes et ce que nous avons à faire ; s’y ajoutent, depuis deux bons siècles, des indications sur la manière dont nous prenons date dans «l’Histoire». L’intrusion du temps dans la pensée philosophique de la vieille Europe n’a cependant jusqu’ici provoqué qu’une révision partielle des traditions existantes. Mais depuis que l’ère d’une adulation unilatérale du temps semble révolue, l’espace animé réclame à son tour de rentrer dans ses droits. Kant, tout de même, était déjà conscient du fait que la raison elle-même prend modèle sur l’orientation dans l’espace. Quand on va suffisamment loin sur la piste de cet indice, on doit en toute logique parvenir à une conception modifiée de la mission assignée à l’activité philosophique : la philosophie est son lieu saisi en pensées. Aux moments où elle sait ce qu’elle fait, elle ressemble à une analyse stratégique de la situation dans laquelle de nombreuses disciplines ont leur mot à dire. Pour éclairer la situation, il faut de grands récits.
Pareille tentative semble déplacée face au consensus qui règne depuis une génération entre intellectuels et selon lequel ce genre de récits que l’on qualifie de grands a définitivement vécu. Cette opinion ne sort nullement du néant. Elle s’appuie sur la conviction plausible que les récits connus de ce type, bien qu’ils aient voulu reconstituer dans un vaste panorama le cours de «l’Histoire», portaient des traits provinciaux insurmontables ; que possédés par des préjugés déterministes, ils ont fait passer clandestinement dans le cours des choses des projections d’objectifs d’une linéarité éhontée ; qu’en raison de leur incorrigible eurocentrisme, ils se trouvaient en situation de conjuration avec le pillage colonialiste du monde. Que, parce qu’ils enseignaient d’une manière ouverte ou camouflée l’histoire sainte, ils ont aidé à déclencher un malheur profane de grande ampleur. Et qu’aujourd’hui il faut enfin faire s’exprimer une pensée d’un tout autre genre – un discours sur les choses historiques, discret, polyvalent, non totalisant, mais surtout conscient de la relativité de sa propre perspective.
Peter Sloterdijk [ˈpeːtɐˈsloːtɐˌdaɪk]1, né le 26juin1947 à Karlsruhe, est un philosophe et essayiste allemand. Professeur de philosophie et d’esthétique à la Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe, il fut recteur (Rektor) du même établissement entre 2001 et 2015. Il enseigne aussi aux Beaux-Arts de Vienne.