Capital et Idéologie de Thomas Piketty.
Un livre qui démystifie la finance.
Capital et Idéologie est un essai d’économie publié par Thomas Piketty en septembre 2019. L’ouvrage fait suite au Capital au XXIe siècle1.
La version anglaise, traduite par Arthur Goldhammer, est publiée en mars 2020 chez Harvard University Press sous le titre Capital and Ideology2.
La sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty est contemporaine de la sortie de l’ouvrage d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Le Triomphe de l’injustice3.
Critiques positives
Dans une tribune publiée par Le Monde, Branko Milanovic salue « Capital et Idéologie » qu’il qualifie de « monumental »4.
Dans Le Point, le journaliste économique Pierre-Antoine Delhommais offre une critique positive du livre qui « vaut vraiment la peine d’être lu : très enrichissant, si l’on ose dire, et stimulant intellectuellement, impressionnant surtout d’érudition historique, avec en plus ce sérieux scientifique qui offre la garantie de statistiques et de graphiques. »5.
Critiques négatives
Dans une tribune pour Challenges, l’économiste Philippe Aghion juge ce livre infiniment plus radical que Le Capital au XXIe siècle et il invite à se méfier de la passion pour les inégalités. Il réfute la thèse spoliatrice de Piketty et affirme: « Il ne faut pas éradiquer le 1 % ! »6.
Les chroniqueurs du journal économique Les Echos sont extrêmement critiques de l’ouvrage: « Il est ici davantage question d’un programme politique radical visant à mettre au pas le capitalisme que d’un ouvrage scientifique. »7. Pour le journaliste Jean-Marc Vittori: « « Capital et idéologie » est bancal et débouche donc sur des propositions dangereuses », de plus « la démarche, plus souvent descriptive qu’explicative, fondée sur des positions de principe qui ne sont pas justifiées, manque étrangement de raisonnements économiques. »8. Pour l’économiste Jean-Marc Daniel: « En intitulant son dernier ouvrage « Capital et idéologie », Thomas Piketty rejoint le constat fait en 1948 par François Perroux dans son « Que sais-je » sur le capitalisme. Perroux commence en effet son texte par la phrase : « Capitalisme est un mot de combat ». Pour François Perroux, « capital » et « capitalisme » sont utilisés principalement pour nourrir le procès de l’économie de marché. Un procès, dit Perroux, qui, pour ceux qui l’instruisent, doit nécessairement déboucher sur une condamnation à la peine capitale. Et pourtant, le capitalisme a jusqu’à présent enterré ses fossoyeurs potentiels ; et ce parce que les reproches qui lui sont faits ont été infirmés par la réalité. »; et pour s’opposer à l’impôt sur le patrimoine défendu par Piketty, Daniel emploie cette citation de Rousseau tiré du Discours sur l’économie politique: « Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même ; soit parce qu’il tient de plus près à la conservation de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facile que d’éluder ses devoirs et de se moquer des lois. »9. Le philosophe Gaspard Koenig critique lui le ton biaisé et subjectif de l’auteur: « Loin de prétendre accomplir un travail de recherche objectif, Piketty assume de relire l’histoire du monde à l’aune d’une téléologie de l’égalité réelle. Rien d’autre ne compte : ni le contrat social, ni l’innovation, ni la culture, ni la paix, ni la mobilité, ni la prospérité… De manière tautologique, il condamne tous les régimes de l’ère pré-Piketty comme inégalitaires. », et s’étonne à propos de l’absence de justification pour l’obsession égalitaire de Piketty: « Puisque l’objectif ultime de l’histoire humaine est apparemment d’atteindre l’égalité, Piketty livre la recette fiscale d’une « réforme agraire permanente » afin de briser les patrimoines, de la manière la plus universelle et transparente possible : l’auteur suggère même d’utiliser les informations contenues dans les cartes de paiement individuelles, charmante prémisse d’une surveillance intégrale. Mais pourquoi l’égalité, au fait ? Hormis une brève allusion à Rawls et la vague promesse de maintenir la possibilité d’« aspirations différentes », Piketty ne prend pas la peine de justifier le fondement ultime de son système. En fermant ce livre, il ne nous reste plus qu’à retourner vivre comme nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. »10. Enfin, pour l’économiste Philippe Trainar: « Force est sinon de constater que les faiblesses traditionnelles des travaux de Thomas Piketty se retrouvent, aggravées, dans ce nouvel ouvrage où l’auteur a voulu laisser libre cours à ses convictions politiques. On sera ainsi surpris par des oublis majeurs, comme celui de Gramsci, dont l’analyse de l’intelligentsia devance celle de Piketty sur les « brahmanes de gauche ». On sera agacé par l’accumulation des raccourcis saisissants sur les débats d’idées, comme sur Dumézil, dont la thèse sur la tripartition sociale structure cependant l’ouvrage. » et « Enfin, on attendra en vain une justification économique dans les chapitres qui appellent à plus d’impôts et de dépenses sociales, notamment dans un pays comme la France qui est le champion mondial de la redistribution avec les taux de prélèvement obligatoire et de dépenses publiques et sociales les plus élevés au monde. En fait, Thomas Piketty fait tomber le masque d’objectivité qu’il tentait tant bien que mal d’arborer dans ses ouvrages précédents. Ce qui le motive, c’est la conviction que les inégalités, quelles qu’elles soient, sont mauvaises et qu’elles doivent être éradiquées. »11.
Dans le Financial Times, l’économiste Raghuram Rajan livre une critique négative de l’ouvrage12. Il juge « malavisé » le programme sociétal que propose Piketty dans le livre (revenu universel fixé à 60% du salaire moyen, impôt progressif sur le revenu, le patrimoine et les émissions de carbone, dotation de capital pour chaque jeune adulte). Selon Rajan: « L’interprétation des données par Piketty est discutable, ce qui signifie que les prescriptions qui suivent pourraient être beaucoup plus nuisibles à la prospérité. De plus, alors qu’il prétend vouloir une plus grande participation démocratique, il plaide pour de grands programmes centralisés pilotés par les élites, ce qui suggère une sourde oreille aux mouvements de protestation qui ont secoué le monde. » Pour ce faire, Rajan s’appuie sur des travaux publiés par le National Bureau of Economic Research montrant que depuis les années 1980, les riches sont davantage des self-made men que des héritiers, contrairement à ce qu’affirme Piketty pour soutenir un impôt sur le patrimoine13. Rajan réfute l’argument de Piketty que des impôts fortement progressifs permettraient de retrouver les taux de croissance de Trente Glorieuses en se basant sur les travaux de Tyler Cowen et Robert Gordon. Rajan affirme également que Piketty ferme les yeux sur de nombreuses politiques économiques égalitaristes menées au Royaume-Uni et aux Etats-Unis finalement abandonnées pour leur inefficience. Rajan pense que: « la focalisation de Piketty uniquement sur les questions de fiscalité et redistribution aveugle sa vision d’ensemble. » Il trouve même des contradictions dans l’ouvrage quand d’une part Piketty est favorable à un rôle de l’Etat plus important dans l’éducation à travers une hausse des dépenses publiques mais quand d’autre part il critique le système éducatif public français favorable aux milieux aisés et facteur d’accroissement des inégalités. Enfin Rajan s’inquiète de la brutalité de certaines des idées de l’ouvrage, notamment la partie géopolitique du livre où Piketty propose la création d’un Etat européen supranational capable de faire usage de la force contre des pays refusant d’appliquer un système fiscal similaire telle que la Suisse12.
Pour l’historien Nicolas Baverez, dans Le Figaro: « Thomas Piketty a assurément raison d’accorder une importance déterminante aux inégalités, qui jouent un rôle central dans les crises du capitalisme et de la démocratie. Sa nouvelle somme repose sur un impressionnant travail de recherche qui mérite d’être salué. Pour autant, chez Piketty comme chez Marx, l’idéologue surplombe toujours l’économiste. L’ambition d’une économie totale dérive inéluctablement vers un projet totalitaire. Et écrire long ne suffit pas pour penser juste. ». Ainsi pour Baverez: « Thomas Piketty reste son meilleur contradicteur, infirmant l’idée que la montée des inégalités et de l’injustice se confond avec l’histoire du capitalisme. Ses données montrent que, depuis la fin du XVIIe siècle et la révolution industrielle, l’espérance de vie à la naissance a bondi de 32 à 73 ans, le revenu moyen a décuplé et le taux d’alphabétisation a progressé de 10 à 85 %. Le XXe siècle a été placé sous le signe d’une très forte réduction des inégalités. Et leur remontée depuis 1980, avec le cycle de la mondialisation, est loin d’être générale. La hausse des inégalités est concentrée en Chine, en Inde, aux États-Unis et en Russie, mais celles-ci sont stables en Europe, ce qui invite à relativiser l’échec des modèles sociaux-démocrates. Enfin, le décollage des pays émergents a permis de réduire de plus d’un tiers l’écart entre pays du Nord et du Sud depuis 1990. »; il critique également sa concentration sur la seule variable des inégalités ce qui le conduit à établir une association absurde entre capitalisme et droit de propriété: « La volonté d’ordonner l’histoire du développement économique et des régimes politiques autour des seules inégalités conduit à une double impasse. Paradoxalement, l’obsession du capital dissout le capitalisme puisque l’attention exclusive portée à la distribution des revenus et des positions sociales conduit à tout ignorer de la croissance et des technologies, de l’investissement et de l’emploi. Et la dénonciation du capitalisme et des droits de propriété se révèle parfaitement contradictoire. Les inégalités sont les plus grandes dans les sociétés d’ordres, les systèmes coloniaux et communistes, alors qu’elles sont les plus faibles dans les démocraties. Et si le capitalisme peut se développer sans liberté politique, comme le montre la Chine, la liberté politique n’a jamais existé sans liberté économique, donc sans garantie du droit de la propriété. ». Baverez juge les propositions politiques de Piketty dangereuses voire autoritaires: « La plus grande faiblesse de Thomas Piketty concerne ses propositions pour construire un socialisme du XXIe siècle, qui oscillent entre l’utopie et la création d’un Big Brother planétaire. L’État fiscal et social mondial, déconnecté de toute forme de souveraineté démocratique, n’a heureusement aucune chance de voir le jour. La confiscation du capital par l’État interdirait de répondre aux défis majeurs de la révolution numérique et de la transition écologique, qui exigent de mobiliser des investissements, des capacités de création et d’entreprendre qui ne peuvent être le monopole du secteur public. »14.
Le quotidien britannique de gauche The Guardian déplore le caractère abstrait et irréaliste des propositions de Piketty: « Et c’est ce qui rend ses solutions politiques si abstraites et inapplicables. Qu’advient-il du processus de création de valeur dans un monde où les riches se font confisquer leur richesse et leurs revenus sont aplanis (c’est-à-dire le problème réel qui a détruit l’expérience soviétique) ? Comment peut-on ranimer les démocraties dans lesquelles nous nous battons, si ce n’est en donnant à chaque citoyen un « bon pour la démocratie » pour égaliser les dépenses politiques des élites? Au moment où nous arrivons à la page 1 027, et la théorisation par Piketty d’un gouvernement mondial, nous nous sentons vraiment perdus au milieu d’idées conceptuelles et complexes proches de l’absurde. »15.
Edward Hadas, dans un article pour l’agence Reuters, trouve le livre « décousu, répétitif, confus et étroit d’esprit ». Pour Hadas, Piketty « prend beaucoup de temps pour développer des arguments assez évidents ». Il regrette l’emploie d’un ton « excessif » voire « hystérique » et pense que l’économiste français fait fausse route lorsqu’il fait abstraction de la production de masse, la mondialisation, l’ascension et la chute du communisme et le développement de l’Etat providence dans son analyse historique du XXe siècle qu’il ne regarde qu’à travers le prisme des inégalités économiques: « L’attention portée aux inégalités est tellement extrême qu’on a parfois le sentiment que les 60 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale sont des martyrs de la cause pour une plus grande égalité des revenus après impôt. ». Hadas constate que Piketty « reconnaît à peine que la croissance économique dans les pays en développement a grandement contribué à la réduction des inégalités entre pays » et rappelle qu’en dehors des Etats-Unis, l’accroissement des inégalités de revenus et de patrimoines au sein des pays développés est peu évidente. Hadas conclut en s’opposant frontalement à la thèse principale de l’ouvrage: « Piketty croit que ses digressions sont unifiées par un seul grand thème, qu’il décrit comme « l’importance des facteurs politico-idéologiques dans l’évolution des régimes d’inégalité ». Cette affirmation n’est pas convaincante. D’abord, il est surprenant de décrire toutes les sociétés, sauf peut-être une future société égalitaire, comme des « régimes d’inégalité ». Plus substantiellement, tout le monde sauf quelques matérialistes marxistes croient déjà à l’importance historique des idées et de la politique. En tant que philosophe de l’histoire, Piketty éprouve des diffucltés à sortir de la banalité. »16.
Pour le journal en ligne Contrepoints, le livre est un éloge du « racket généralisé ». Selon le journaliste Claude Robert: « Thomas Piketty admet le fiasco communiste. Mais derrière des raffinements de façade, il propose d’aller plus loin encore sur la voie de la confiscation. ». La volonté de Piketty de restreindre voire interdire la circulation du capital entre pays afin d’empêcher la fuite des riches à l’étranger lors de l’application d’un impôt sur le patrimoine avec un taux marginal montant jusqu’à 90% est pour Claude Robert une véritable attaque contre les libertés individuelles. Mais pour Robert le principal problème de l’ouvrage est le suivant17:
« Ponctionner les riches à ce point, tout en espérant redistribuer l’argent ainsi récupéré à raison de 120 000 euros par Français de plus de 25 ans (sic) procède de la même approche mécaniste que celle de Karl Marx dans son Capital. On retrouve cette même propension à résumer la société humaine à des capitaux chiffrés qui, tels des liquides stables, peuvent s’échanger d’un contenant à un autre sans la moindre déperdition ni même évaporation. Tout cela via l’arbitrage désintéressé d’une commission nationale ou supranationale ad hoc. Cette approche aux antipodes des sciences humaines, et donc de la science économique elle-même, fait bien évidemment l’impasse sur la principale caractéristique des agents économiques, à savoir la possibilité qu’ils adaptent leur comportement dans le cadre de ce que les marxistes et les socialistes en général ne peuvent supporter : la « stratégie individuelle ». Tant qu’ils sont libres, les individus ont en effet l’intelligence et la possibilité d’adapter leurs actes au contexte qui leur est imposé. C’est ce que la science économique a parfaitement démontré depuis longtemps grâce au concept d’élasticité, c’est-à-dire de réponse à une offre ou à une contrainte, et dont la fameuse loi Laffer fournit la meilleure des illustrations, cette loi que les socialistes ne peuvent admettre. Les riches n’étant pas moins doués et mobiles que le reste de la population, un tel niveau d’impôt progressif les poussera forcément à s’adapter. »